Article

Event img
La guerre des tweets

Avec Donald Trump et autres chefs d’État qui s’interpellent sur Twitter, le monde a-t-il encore besoin de diplomates ? Plus que jamais, répond l’ex-ambassadeur britannique Tom Fletcher, qui enseigne aux diplomates de demain comment se battre là où se joue la guerre idéologique du XXIe siècle.

Sont-ils des « twiplomates » ou des « diplotomates » ? L’usage hésite. Mais les diplomates du monde ont résolument pris le virage numérique. Ils sont sortis de leur langue de bois et de leurs salles de réception pour activer des comptes Twitter. Des ambassadeurs ont parfois plus d’abonnés que les grands journaux de leur pays ! Nikki Haley, par exemple, l’ambassadrice américaine aux Nations unies, a plus d’abonnés Twitter que le Boston Globe ou le Chicago Tribune. Que font donc ces habitués de l’ombre dans la lumière crue des réseaux sociaux ?
 
« Ce qu’ils ont toujours fait », affirme l’ex-ambassadeur britannique Tom Fletcher : ils œuvrent pour la paix et la collaboration internationale, portant les messages de leur pays de la manière la plus appropriée. Ils se battent avec des idées là où se joue la guerre idéologique du XXIe siècle, entre ceux qui veulent vivre ensemble et ceux qui veulent bâtir des murs. Et ça joue dur.
 
Tom Fletcher, 42 ans, a été l’un des premiers diplomates britanniques à utiliser Twitter, alors qu’il était ambassadeur au Liban, de 2011 à 2015. Parce qu’il critiquait parfois le président syrien Bachar al-Assad, il a reçu des menaces de mort et a été la cible de trolls russes (le président russe soutenant le syrien). De son odyssée en ligne — et de ses années comme conseiller auprès de trois premiers ministres britanniques —, l’ex-diplomate a tiré le livre The Naked Diplomat : Understanding Power and Politics in the Digital Age (HarperCollins, 2017), rempli d’anecdotes savoureuses sur la conduite du pouvoir.
 
Tom Fletcher a quitté les Affaires étrangères en 2015 et signé à l’automne 2017 un rapport sur les façons dont la technologie peut aider les Nations unies à relever les défis du XXIe siècle. Il enseigne aussi à l’Emirates Diplomatic Academy, l’école de diplomatie de cette monarchie autoritaire du golfe Persique, ouverte en 2015. « Si nous ne voulons pas que nos enfants vivent derrière des murs, il faut nous battre maintenant, avec nos mots, nos idées et nos images. Et engager la conversation avec ceux qui ne pensent pas comme nous. Aussi difficile que cela soit. »
 
 
L’actualité a rencontré Tom Fletcher à Abu Dhabi.
 
Le monde a-t-il encore besoin de diplomates ? Les chefs d’État, comme le président Trump et d’autres, s’interpellent par Twitter…
 
Ce n’est pas la première fois qu’on prédit la mort de la diplomatie. Quand les chefs d’État ont commencé à se parler au téléphone, à prendre l’avion pour se voir, à s’envoyer des courriels, des gens ont dit que c’en était fini des diplomates. Pourtant, ils sont encore là. Le numérique est un outil. Une certaine forme de diplomatie disparaîtra. Celle d’un groupe se rencontrant dans des salons feutrés pour discuter des affaires du monde, coupe de champagne à la main. La diplomatie qui aura de l’influence sera celle qui saisira l’occasion offerte par la révolution numérique.
 
Comment ?
 
La diplomatie a toujours été le lubrifiant dont le monde a besoin pour rester en paix au moment de grands changements — quand des empires en détrônent d’autres, par exemple. Et nous sommes à l’aube d’une telle époque. La Chine va dépasser l’Amérique. D’ici la fin du siècle, les humains auront vu plus de changements technologiques qu’au cours des 43 précédents. Et cela se produit alors que les États-nations s’affaiblissent, que les diplomates, en tant que représentants des États-nations, s’affaiblissent. Pourtant, ils sont plus nécessaires que jamais.
 
Qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?
 
L’automatisation. Aucun État n’est prêt. La structure internationale l’est encore moins. Pensez aux drones militaires : 200 leaders économiques mondiaux réunis récemment aux Nations unies, à New York, pour une conférence sur les répercussions de la technologie au XXIe siècle, ont demandé des règles aux leaders politiques. « Quelles limites faut-il mettre à ces armes pour protéger l’humanité ? » Et c’est pareil pour l’intelligence artificielle. Ceux qui y travaillent voudraient une déclaration, un peu comme la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui déterminerait les règles du jeu. Qu’est-ce qui est permis, ne l’est pas ? Mais qui, au XXIe siècle, peut prendre cette décision et l’imposer au monde ?
 
Il y a deux siècles, on aurait réuni les cinq plus puissantes nations à Vienne, et pendant trois mois, il y aurait eu des banquets où elles auraient démêlé tout ça. Aujourd’hui, si les cinq membres du Conseil de sécurité tenaient une conférence sur l’intelligence artificielle, le reste du monde ferait fi de leurs conclusions. Alors, qui va décider ? Elon Musk, de Tesla ? Mark Zuckerberg, de Facebook ? Google ? Est-ce que les grandes entreprises technologiques rédigeront cette nouvelle convention de Vienne pour le monde numérique ? C’est au secrétaire général des Nations unies de lancer la discussion et de réunir tous les acteurs — les villes, les fondations, les organisations non gouvernementales. Nous avons réussi autour de la lutte contre les changements climatiques. Il faut le faire pour la technologie.
 
Et il y a de l’espoir ?
 
Bien sûr. Parce que cette révolution numérique donne plus de pouvoir aux individus. Chaque fois dans l’histoire qu’on a donné plus de pouvoir aux individus, le monde a évolué vers une époque plus pacifique — et cela depuis que l’homme des cavernes en a convaincu un autre de poser son gourdin et de partir à la chasse ensemble. Plus les personnes seront informées, plus elles auront du pouvoir, plus ce sera difficile pour un leader d’entraîner son pays dans une guerre.
 
Et quel est le plus grand défi des « twiplomates » ?
 
L’affrontement entre deux équipes : celle qui veut coexister et celle qui veut bâtir des murs. D’un côté, il y a les nationalistes européens, les États islamiques, les extrémistes états-uniens. Je ne dis pas qu’ils travaillent ensemble, mais ils ont des idées semblables. Ils pensent que les gens différents devraient vivre séparément, chacun chez soi, que nous ne pouvons pas coexister sur un même territoire. De l’autre côté, vous avez des endroits comme le Canada et la Grande-Bretagne — même si le Brexit rend ça moins convaincant —, qui croient encore en la coexistence. Les Émirats arabes unis, dont près de 90 % des travailleurs sont des étrangers, adhèrent aussi à cette vision. Le fait que j’enseigne dans une école de diplomatie arabe la façon de réseauter au XXIe siècle est un bon signe. Mais on ne peut nier que les partisans de la coexistence s’affaiblissent depuis quelque temps. Ils ne sont pas assez présents dans certains milieux, l’univers des jeux vidéos, par exemple, où des jeunes se radicalisent. Il faut porter des idées en faveur de la cohabitation dans ces jeux. On a aussi vu comment Facebook a été utilisé par Donald Trump pour énergiser sa base intolérante, et par la Russie pour intervenir dans l’élection américaine. Pendant ce temps, en Occident, nous échangeons de jolies vidéos de chats. Nous allons devoir commencer à nous battre en ligne pour les idées auxquelles nous croyons si nous ne voulons pas un jour devoir nous battre dans la réalité.
 
Alors que vous tweetiez librement à partir du Liban, les diplomates canadiens, eux, devaient faire approuver leurs discours par le cabinet du premier ministre, Stephen Harper…
 
C’était une époque terrible. Le moindre tweet d’un ambassadeur canadien devait être approuvé. À l’époque du gouvernement Harper, le Canada était trois ans en retard sur le Royaume-Uni, deux ans derrière la France, quatre ans derrière les États-Unis. Le Canada a été lent au démarrage en matière de diplomatie numérique. Maintenant, il est parmi les leaders.
 
La « twiplomatie » se répand, quoi…
 
Oui. Le contexte a changé. Bien des ministres des Affaires étrangères préféreraient que leurs ambassadeurs ne soient pas actifs sur les réseaux sociaux. [Rire] Voulons-nous que nos ambassadeurs aient une exposition politique plus grande que celle du ministre ? Je dirais oui. Parce que nous avons besoin de gagner la bataille des esprits pour préserver la paix et la liberté dans le monde. Et dans nos démocraties, pour que la diplomatie continue d’avoir du financement de la part des États, il est bon que les diplomates montrent à quoi ils servent.
 
Quels diplomates font le meilleur usage des réseaux sociaux ?
 
Les Américains étaient des pionniers, mais ils ont perdu du terrain avec Donald Trump. Imaginez un ambassadeur qui tweete sur l’importance de respecter les droits de la personne ou le dialogue interconfessionnel. Le même jour, le président tweete sur son projet de bâtir un mur ou sur l’interdiction d’entrée de certains musulmans. Ce qui est transmis par la Maison-Blanche est devenu très imprévisible.
 
Le Canada est un leader. Les Australiens sont très bons. Les Danois sont surprenants. Ils ont une antenne à San Francisco, qui explique les enjeux de l’intelligence artificielle pour les Danois. Et puis le pape : il contourne la bureaucratie vaticane, parle directement aux gens, construit de nouveaux réseaux. La Russie est très forte en ligne. L’ambassadeur russe en Grande-Bretagne s’en prend directement au Bureau des Affaires étrangères et du Commonwealth. C’est parfois très mordant. Et parfois, ça va trop loin, mais ça attire l’attention. C’est un monde en constante évolution.
 
Contre les fausses nouvelles, quelles contre-mesures peuvent être appliquées ?
 
Les diplomates doivent argumenter en faveur de la raison, de l’objectivité, de la rigueur. Ils doivent aider les gens à discerner les non-sens. Au lendemain de l’invention de l’imprimerie, il y a eu 50 ans de chaos. Des pamphlétaires, des illuminés divaguaient. Ça diffamait, ça calomniait à tout venant. Nous vivons une étape un peu semblable avec le numérique. Avec le temps, ça s’apaisera. L’élection de Trump va nous y aider, parce que les gens comprendront mieux comment un pouvoir étranger — la Russie — a exploité les réseaux sociaux pour influer sur la démocratie. Et on voudra se protéger de ça. Le public se montrera plus objectif.
 
Vous avez déjà écrit que l’arme la plus puissante du XXIe siècle est le téléphone intelligent. Que l’histoire se souviendra de Mark Zuckerberg plus que d’Oussama ben Laden, que les geeks américains dans leur sous-sol changent le monde plus qu’al-Qaïda dans ses caves. Vous y croyez vraiment ?
 
Disons que l’histoire récente ne m’a pas vraiment donné raison. [Grimace] J’ai écrit ça pendant les printemps arabes. J’ai surestimé le pouvoir des téléphones intelligents, et sous-estimé la répression qui a suivi. J’y crois encore, mais ce sera plus lent que ce que je pensais.
 
Vous écriviez en 2016 que les diplomates américains avaient plus d’abonnés numériques que les 10 plus grands journaux des États-Unis… C’est une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Ces journaux sont tout de même plus objectifs, non ?
 
Tout dépend du contenu partagé par les diplomates. Et du réseau qu’ils influencent. Par exemple, je lis encore des articles de grands magazines ou journaux, mais je les découvre par l’intermédiaire de gens que je respecte. Le journalisme de qualité compte encore, mais il trouve son public de manière différente. Je n’achète plus The Economist juste parce que c’est The Economist. J’attends de voir ce que mes conseillers Twitter les plus avisés vont me recommander. Le risque, évidemment, est de vivre dans une chambre à écho. Vous lisez toujours les mêmes points de vue politiques. Il faut en être conscient et chercher à en sortir.
 
Quelle est la plus grande menace à la paix, aujourd’hui ?
 
Les changements climatiques. Ce sera une grande source de conflits à cause des migrations massives que cela déclenchera. Au Liban, un habitant sur trois est un réfugié. Où cela s’arrêtera-t-il ? Même les plus compatissants posent la question. Politiquement, ce sera difficile de faire face. Mais un plus grand danger encore est la perte de curiosité, l’oubli de l’émerveillement que génère la rencontre de gens différents de nous. Cette perte de curiosité va nous rendre apathiques et moins ingénieux.
 
Que faut-il faire ?
 
Élaborer un programme d’enseignement international pour la prochaine génération ! Nous avons un système téléphonique international, mais pas de programme international. Nous devons enseigner aux 75 millions d’enfants qui ne sont pas à l’école — et à ceux qui y sont — l’histoire de la créativité humaine, les merveilles réalisées au cours des siècles de coexistence par toute la diversité des peuples. Les États-nations défendront farouchement leur éducation nationale. Pourtant, nous devons concevoir ce programme, car nos enfants devront s’unir pour affronter les robots et les intelligences artificielles. Nous devons leur enseigner à innover ensemble, à créer par-delà leurs différences.
 
Et James Bond existera-t-il encore ? Un chapitre de votre livre s’intitule « Assange, Snowden and the Death of Bond » !
 
[Rire] Les nouveaux espions ont des allures de geeks. Ils sont derrière des ordinateurs. Bien sûr, il faudra toujours des bottes sur le terrain et un brin de panache. Il y aura toujours de la place pour James Bond. Mais la question cruciale est de savoir comment nos sociétés s’adapteront à Internet pour maximiser les libertés et la transparence tout en préservant la sécurité. Le président de l’Estonie a appelé de ses vœux un John Locke de l’ère numérique [NDLR : philosophe du XVIIe siècle, précurseur du libéralisme]. Nous avons besoin d’une Magna Carta d’Internet, qui garantirait des droits, limiterait la collecte d’informations non autorisées par l’État et les entreprises. Nous en sommes encore bien loin.
 

@TFletcher